Dans "Kubrick par Kubrick", les extraits de films et les images d'archives se mêlent à plusieurs heures d'entretien en tête-à-tête avec l’insaisissable réalisateur, pour former un portrait unique. Les producteurs Martin Laurent et Jérémy Zelnik (Temps Noir) se joignent à Arianna Castoldi, directrice des ventes documentaires chez Mediawan Rights, afin d'évoquer le long voyage entrepris pour accompagner cette idée novatrice jusqu’au succès international.
Unifrance : Pouvez-vous nous dire un mot sur la genèse du projet ?
Jérémy Zelnik : L’idée est partie des entretiens de Michel Ciment : plus de dix heures d’enregistrement sont conservés à l’Institut Lumière à Lyon et n’avaient jamais été utilisés pour un documentaire. Kubrick est un réalisateur qui génère énormément de fantasmes : il ne donnait quasiment pas d’interviews, et sa parole est extrêmement rare. L’entendre lui-même parler de son œuvre, de ses thèmes de prédilection, de sa manière de travailler, découvrir le timbre chaleureux de sa voix, cela nous paraissait un point de départ très intéressant et nouveau. Et très vite, Michel Ciment nous a donné son accord pour participer au projet.
Martin Laurent : Nous savions que Gregory Monro, avec qui nous avions déjà collaboré à deux reprises, était un grand admirateur de Kubrick, et rêvait de pouvoir lui consacrer un documentaire. Nous pensions qu’il était le réalisateur parfait pour s’attaquer à un tel défi et imaginer un dispositif original de réalisation. Sur la base d’un premier avant-projet, l’unité société & culture d’ARTE France (Karen Michael et Fabrice Puchault) a alors très rapidement manifesté son intérêt, mais restait le plus dur : convaincre la famille Kubrick.
Unifrance : Justement, les demandes auprès des ayant-droits de Stanley Kubrick sont nombreuses mais il y a peu d’élus…
JZ : La famille est très sélective sur les projets qu’elle accepte d’accompagner. Et ils gardaient un souvenir un peu amer d’un film dans lequel les interviews de la famille Kubrick avaient été détournées. Mais grâce au soutien indéfectible de Michel Ciment – qui était totalement convaincu de la pertinence de notre projet et qui a des relations de confiance et d’amitié avec la famille Kubrick – nous avons réussi, après plus d’un an de discussions, à obtenir leur accord.
ML : Cet accord nous a permis d’accéder à toutes les archives personnelles de Kubrick, à savoir des milliers de photos, coupures de presse qu’il gardait précieusement, ainsi que ses vidéos familiales. Et la famille nous a aussi aidés dans nos discussions avec la Warner, qui détient la plupart des films de fiction de Kubrick.
Unifrance : En quoi "Kubrick par Kubrick" se différentie-t-il d’autres documentaires sur le réalisateur ?
JZ : Nous ne voulions pas faire un nouveau documentaire sur Kubrick dans lequel des réalisateurs et experts rappelleraient son génie… Nous voulions au contraire être au plus près de Kubrick, et quelque part le démythifier. Kubrick était extrêmement perfectionniste, voulait tout contrôler, mais c’était quelqu’un qui vivait de façon assez traditionnelle, avec sa famille et ses chiens, près de Londres. Loin de l’image qu’on s’en fait parfois…
ML : L’idée a été de construire le film totalement autour des entretiens avec Michel Ciment, qui a vraiment très bien connu Kubrick. Le film est ainsi entièrement composé d’extraits des films de Kubrick et d’archives : notamment les témoignages des acteurs et des collaborateurs de Kubrick à l’époque où les films sont sortis. Et Grégory Monro a aussi eu l’idée d’évoquer l’univers de Kubrick en reconstruisant la chambre de 2001, L’Odyssée de l’espace, qui permettrait de symboliser en quelque sorte le "cerveau" de Kubrick et de convoquer tous les objets les plus évocateurs de son œuvre, tels que le masque de Eyes Wide Shut ou les lunettes de Lolita.
Nous avons pour cela dû réunir des moyens assez conséquents pour pouvoir à la fois construire ce décor et payer des droits films assez considérables pour les archives et les extraits de ses films. Et aussi pour permettre un temps de montage suffisamment long : nous avions en la personne de Philippe Baillon un formidable monteur, mais il n’est pas simple de construire un film à partir d’une matière aussi contrainte, 100% en archives et sans commentaire.
Unifrance : Avec une trentaine de sélections en festivals après son passage sur Arte et Ciné+, le documentaire a eu un très beau parcours international…
ML : À vrai dire, le projet a été pensé pour l’international dès le début de sa production. Avec le soutien d’Arte, nous avons décidé de faire deux versions : une de 60’ pour la télévision, et une de 75’ nous permettant de viser des sélections en festival.
Arianna Castoldi : Nous sommes intervenus très tôt sur le projet, que nous avons découvert lors des pitches du Medimed. Nous avons commencé à travailler sur les préventes dès l’IDFA – où il était présenté aux diffuseurs de EBU – puis au Sunny Side où il a gagné le pitch Culture. Et nous avons pu confirmer une dizaine de préventes avant même le début de la production.
JZ : Et nous avons pensé le film comme une coproduction internationale. Nous l’avons coproduit avec la société Telemark en Pologne. La maquette de la chambre de 2001 a été construite en Pologne, et ils ont convaincu des techniciens de tout premier ordre venus du cinéma : la chef décoratrice de High Life de Claire Denis, le chef opérateur de Mister Babadook. Et ils ont obtenu le soutien du Polish Film Institute. Nous avons aussi obtenu le soutien de Media à la fois en développement et en production, grâce aussi au travail de Mediawan Rights.
AC : Nous avons lancé le film à Tribeca 2020, et avons engagé l’agence Cinetic pour la presse. Le film a obtenu d’excellents reviews dans le Trades (Indie Wire, Deadline, Variety, Screen etc…). Cela a lancé la carrière du film en festival, avec des sélections à Chicago, Sitges, Deauville, Karlovy Vary etc… Et nous avons pu le vendre à des télévisions dans plus de 30 territoires.
Unifrance : Et puis un Emmy Award, quelle belle reconnaissance !
ML : Oui c’est une très belle récompense pour le long travail effectué sur le projet et pour notre persévérance. C’est une aventure de plus de 4 ans, exigeante, parfois difficile, mais qui en valait la peine ! On la partage avec tous les partenaires du film, Arte France en tête, pour y avoir cru avec nous et l’avoir rendue possible.
JZ : C’est bien sûr une très belle récompense pour le travail de Gregory Monro, qui était nommé pour la deuxième fois.
ML : À travers le prix, c’est aussi la reconnaissance sur la scène internationale d’un vrai savoir-faire français, porté par la production indépendante et soutenu par le service public. Ce n’est pas anodin, surtout en ce moment, de montrer que cette alliance est capable de rivaliser avec ce qui se fait de mieux dans le monde. Le documentaire tel que nous le concevons en France est un monde fragile, il faut le défendre en permanence, et ce prix en est l’occasion.
Unifrance : Comment les acheteurs internationaux ont-ils réagi ?
AC : Dès les premiers échanges, beaucoup de clients ont été séduits par cet accès exclusif à un des réalisateurs plus emblématiques et aussi mystérieux de l’histoire du cinéma. On a découvert beaucoup de fans de Kubrick parmi les acheteurs. Finalement, nous avons réussi à finaliser plus de 35 ventes à des chaines de télévision, grâce aussi au travail fait sur les festivals, qui a permis au titre d’être programmé en dehors des cases art et culture.
Dernière en date, une vente qui nous tenait à cœur, à un diffuseur en Angleterre.
Unifrance : Quelle suite pour le programme et pour vous chez Temps Noir ?
AC : Le premier rendez-vous sera début février, car le film est nommé aux Prix Export d’Unifrance. La version longue sera présentée en mai à la Cinémathèque dans le cadre d’une rétrospective Kubrick. Le documentaire va continuer à voyager dans le monde grâce à d’autres sélections festivals et de nouveaux territoires en négociation.
ML : Nous travaillons à de nouveaux projets, notamment avec Gregory Monro, mais il est encore un peu tôt pour citer ces derniers.
Parmi les films en production, citons un grand documentaire historique sur les années de clandestinité de Nelson Mandela (Arte, en coproduction avec l’Afrique du Sud), un portrait de Brad Pitt pour Arte, un film sur le bateau d’assistance aux migrants Océan Viking (coproduction avec la Belgique), une coproduction avec Israël (Medialia Production) pour France Télévisions sur la ville d’Hébron (« H2 », 90’), un documentaire coproduit avec l’Italie sur les mythiques studios de Cinecittà à Rome (coproduction Palomar – Istituto Luce – France Télévisions) ou encore un long-métrage documentaire sur Thomas Sankara par le réalisateur multi-primé Mads Brugger, pitché à l’IDFA en novembre 2021.
D’une façon générale, nous voulons accentuer plus encore la place des projets internationaux dans notre line-up, pour donner aux films les moyens de faire l’évènement et de toucher le public le plus large.