S’il n’y avait pas les bruits de la ville qui montent par la fenêtre, on se croirait ailleurs qu’à Paris. Il y a d’abord, sur tout un pan de mur, cette immense carte du monde, avec des indications techniques ici et là. Et puis, dans le prolongement, des photos d’oiseaux, de toutes les couleurs et de toutes les formes, on ne peut même pas les compter. Sous chaque photo, un nom, dont certains semblent sortis tout droit d’une encyclopédie d’ornithologie et, en dessous encore, un pays ou une région du monde, dessiné au crayon, qui indique où est le camp de base de cet oiseau migrateur. Ce bureau, qui semble tout droit sorti du Museum d’Histoire Naturelle, est celui du producteur Jacques Perrin. Malgré la tignasse blanche et rebelle et la barbe de trois jours, l’âge ne semble pas avoir de prise sur son visage juvénile. Pas plus que le tournage du “ Peuple migrateur ”, son nouveau et harassant défi cinématographique, n’arrive à glisser des ombres de lassitude dans son sourire et dans sa voix. Jacques Perrin est décidément un producteur inclassable, chef d’entreprise et baroudeur, cinéphile et aventurier, rigoureux et rêveur. Et pour la première fois, également réalisateur. Unifrance : Après "Microcosmos", "Himalaya, l’enfance d’un chef", vous voilà embarqué sur les traces du "Peuple migrateur", un film dont les oiseaux sont les acteurs principaux. Pourquoi produisez-vous – et ici réalisez-vous – des films dont chaque tournage est déjà une aventure ? Jacques Perrin : si le cinéma est fait pour nous transporter ailleurs, alors disons que j’aime bien vivre les chemins de ces évasions et de ces aventures. A priori, nous avons tous des rêves d’ailleurs. Ces rêves-là nous font avancer dans la vie et le cinéma pour moi faisant partie de la vie, je préfère aller là-bas plutôt que de rester ici. Cela dit, cet ailleurs peut être proche. Tout dépend de l’angle avec lequel on choisit d’observer les choses, la faune, la flore et les êtres. C’est une piste du cinéma qui semble avoir été écartée pendant très longtemps, pourtant elle a fait ses preuves. Unifrance : quelles sont vos références ? Jacques Perrin : loin devant, l’œuvre de Robert Flaherty. Dans les films que je fais, je ne joue pas seulement avec l’ailleurs, mais aussi avec le temps. Je ne suis pas familier des tournages qui durent 8 ou 9 semaines. Moi, c’est plutôt entre un et trois ans (rires). Cette durée-là nous laisse tout le temps de l’approche. Pour filmer les autres, il faut d’abord prendre le temps de les observer, apprendre à marcher au même rythme qu’eux. Alors seulement, on a une chance de s’infiltrer dans le milieu et dans les groupes, de parler comme ils parlent et de témoigner de ce qu’ils sont sans trop se tromper. Cette connaissance de l’ailleurs qui m’intéresse va plus loin que la simple envie de ramener des images exotiques. Je cherche à comprendre où est la vérité de ces mondes qui me sont étrangers. Donc dans tous nos films qui sont un peu étranges et singuliers, notre principal allié est incontestablement le temps. Unifrance : de "Microcosmos" au "Peuple migrateur", comment de tels projets atterrissent-ils sur votre bureau ? Jacques Perrin : vous oubliez "Le Peuple singe" de Gérard Vienne qui a fait le tour du monde. Ce film était un peu l’héritier au niveau de la forme d’un long métrage de François Bel et Gérard Vienne qui avait pour titre "Le Territoire des Autres". Une véritable restitution symphonique de la nature. C’était l’un des tout premiers de ce genre. Un film dans lequel on laissait la nature s’exprimer au niveau des couleurs et des formes mais aussi de son environnement sonore, la musique étant une reprise de sons naturels. Dans des films comme ceux-là, il n’y a pas de commentaire, on n’est pas là pour faire de l’accompagnement pédagogique, on prend simplement la main du spectateur pour que, comme Alice aux pays des merveilles, il s’initie à la fascination d’autres mondes dont les signes et les rapports sont ceux du mystère. C’est une démarche cinématographique par excellence. A l’opposé d’un documentaire de télévision, où on explique au téléspectateur le pourquoi des choses. Le documentaire de cinéma n’a rien à expliquer, il est là pour ouvrir des portes et laisser les gens aller au devant de l’image et en même temps à l’intérieur de leur propre imaginaire. "Microcosmos" était un projet des Nuridsany. Tout était prêt, leur histoire, leur scénario, leur story board, et ils cherchaient quelqu’un qui puisse les accompagner. Ca a été moi. Mon rôle a été celui d’avoir le bonheur de les rencontrer, de les aider à concrétiser leur projet. Unifrance : on a l’impression que de tels films sont, à chaque fois, l’idée d’une vie. Quelle place reste-t-il au producteur ? Jacques Perrin : l’aventure est différente à chaque fois. Avec Gérard Vienne, nous avons tout partagé. Le film est très découpé au niveau de la forme, il va de la maternité jusqu’à l’adolescence de ces grands primates, jusqu’à l’organisation d’une société, jusqu’à la notion d’intelligence. Ces thèmes, Gérard et moi ne les avions pas au départ, nous les avons trouvés ensemble au fur et à mesure. Mais sur le terrain, Gérard était tout seul avec son équipe. N’étant pas en première ligne, mon rôle était d’observer et d’accompagner. Vous savez, lorsqu’on part sur les chemins de la nature, celle-ci peut vous égarer très vite. Alors, de temps en temps, il faut pouvoir dire, attention, on sort de la piste. Dans le cas de "Microcosmos" et de leurs deux réalisateurs, vous avez raison, c’est le film de leur vie, et je pense qu’avec eux, mon rôle a été moins déterminant qu’avec Gérard Vienne ou Eric Valli. Celui-ci avait en tête un projet de documentaire. Ce n’est pas moi qui lui ai dit “ faisons plutôt une fiction ”. L’histoire est plus nuancée. Mais à partir du moment où un projet devient commun, où on caresse les mêmes intentions, on se nourrit mutuellement. "Himalaya, l’enfance d’un chef "est né de ce renvoi permanent de l’un à l’autre. Et puis Eric Valli a eu un immense talent, celui d’admettre le talent des autres. Celui des chefs opérateurs Eric Guichard et Jean-Paul Meurisse, celui de Michel Debats, le conseiller technique, qui est aujourd’hui co-réalisateur avec moi du Peuple migrateur. J’aime bien les gens qui sont à la fois talentueux et humbles et qui savent qu’un film ne se fait pas tout seul, qu’il a besoin de l’apport de chacun des techniciens. Avec "Himalaya", mon travail de producteur a surtout consister à fédérer et rallier des talents au projet d’Eric Valli. Unifrance : "Himalaya, l’enfance d’un chef" nominé aux Oscars du meilleur film étranger, c’est une belle aventure… Jacques Perrin : nous avions une chance sur 5. Nous devons être quatre à penser que nous étions le deuxième… Nous restons en contact avec les habitants du Dolpo. L’acteur principal du film vit aujourd’hui à Paris, il apprend le français et veut devenir comédien professionnel. Le jeune Lama est venu me voir en Normandie, où se trouve le QG de préparation du "Peuple migrateur". Il a découvert la mer pour la première fois. Et au mois de juin, nous allons organiser une projection de "Himalaya, l’enfance d’un chef" au Dolpo, là où le film s’est tourné. Nous installerons un écran mobile, à 5000 mètres d’altitude… Unifrance : Peut-on produire plusieurs “ idées d’une vie ” du même réalisateur ? Jacques Perrin : mon objectif n’est pas de continuer à tout prix avec un réalisateur avec lequel j’ai déjà travaillé. Mais l’idée qu’on se retrouve par hasard me plaît bien. Parce qu’alors ce n’est pas la collaboration ancienne qui fixe le choix des sujets et les codes de la relation. Si un nouveau sujet en vaut la peine, on se mettra au travail comme si c’était la première fois, on reconstruira une équipe. C’est tellement beau de découvrir des talents, à travers un projet tout neuf qui devient un objet à partager. Unifrance : comment tient-on le choc pendant des tournages aussi longs et aussi difficiles ? Jacques Perrin : si vous saviez à quel point les mois et les années passent vite… On s’attelle à des spectacles qui sont prémédités mais dont la représentation est complètement inattendue. Le temps de l’attente est incroyablement riche. Vu de loin, les gens imaginent que le tournage du "Peuple migrateur", ce sont des techniciens qui sont au bord d’un rocher, une caméra sur l’épaule, et qui attendent indéfiniment. C’est évidemment plus compliqué que cela, pour chaque plan il faut se demander si c’est ainsi qu’il fallait le préparer. Au fond, il se passe la même chose que lorsque l’on voyage. Le projet du voyage est tout aussi important que le voyage lui-même. C’est le moment où on le rêve et où on l’imagine. Lorsqu’on a devant soi 7 semaines pour tourner, quelle impatience et quelle énergie il faut pour y arriver ! Dans nos films, c’est un autre rythme. Chaque image a été précédée d’une attente, d’une respiration. De tout le temps qu’il faut pour saisir ce qu’il y a de beau et de vrai. Les équipes qui collaborent actuellement au "Peuple migrateur" (ndlr : entre 50 et 80 personnes en permanence ) font davantage qu’un travail, elles mettent une partie de leur vie à l’intérieur de l’aventure. Dans le film, il y aura une trace de leur propre vie et dans leur vie à eux, il y aura une trace du film. Hier je parlais avec un garçon qui venait de passer quatre mois à l’autre bout du monde. Quatre mois pour deux minutes et demi dans "Le Peuple migrateur"… Il a notamment filmé les albatros. Les parades d’albatros, tout le monde connaît, ça n’a rien de très original. Il a attendu. Un jour, il a eu un ciel noir, la mer était déchaînée, et un rayon de soleil est venu sur le côté. Les images sont hallucinantes. Comme si je voyais pour la première fois de ma vie une parade d’albatros. C’est ce temps de l’attente qui a imprimé ce petit miracle sur la pellicule. J’encourage mes équipes à cette patience, en leur rappelant que nous ne faisons pas un film naturaliste, que ce qui m’intéresse, c’est de m’approcher du mystère. Plus on s’en approche, et plus on se perd, mais plus on reste confondu. Parfois, je leur dis : “ ne tournez pas si cela n’en vaut pas la peine. On y retournera l’année prochaine. ” Unifrance : où en est le tournage du "Peuple migrateur" ? Jacques Perrin : nous tournons dans une quarantaine de pays. Nous avons commencé il y a deux ans et nous en avons encore pour un an et demi… J’ai eu l’idée de ce film, faire découvrir la terre avec les oiseaux migrateurs. La planète, la protection de l’environnement, c’est un jardin que l’homme a dessiné et de fait, une vision très anthropomorphique. En suivant les oiseaux migrateurs, à qui tous ces espaces appartiennent autant qu’à nous, on s’aperçoit que certaines populations vivent beaucoup plus difficilement encore les atteintes quotidiennes à la nature. Et puis, quand on regarde la terre du haut de nos 1 m 60, sans sortir de nos villes, on vit dans des réalités qui sont complètement abstraites. Unifrance : c’est une vision du cinéma presque poétique… Jacques Perrin : le cinéma que l’on connaît est dans une certaine tradition, qui n’empêche pas le renouvellement. Mais si l’on part du principe que c’est tout simplement une matière impressionnée sur de la pellicule, les limites n’existent plus. Il n’y a pas que la fiction ou le documentaire traditionnel. D’autres formes d’expression existent et elles sont à inventer.. Ne serait-ce que sur un plan technique où rien n’existe pour les films que nous faisons à Galatée. Même chose sur le plan scénaristique, où les ressorts traditionnels de la narration ne peuvent pas être appliqués. Donc, on invente notre cinéma. Unifrance : justement, le scénario… Jacques Perrin : les explorateurs du XIX ème siècle devaient savoir écrire ce genre de scénario. On se fixe un objectif et sur le chemin, on se laisse emporter sur les voies de traverse qui se révèlent plus étonnantes que la route initialement envisagée. Entendons-nous bien : cette faculté de fantaisie n’est pas la porte ouverte au n’importe quoi. Mais on ne s’enferme pas dans un schéma où il faut raconter une histoire de A à Z. Lorsque vous passez un moment avec vos amis, vous pouvez évoquer mille choses dans le désordre et passer une soirée formidable. Vous pouvez raconter un pays, un voyage, sans que votre narration soit construite ; c’est votre discours qui rend à l’histoire sa cohérence. C’est la même chose avec le cinéma. Il doit exister 40 formes d’expression au cinéma, pour l’instant on n’en a utilisé que trois ou quatre… Unifrance : et sur le plan technique, qu’avez-vous inventé ? Jacques Perrin : la plate-forme inertielle, c’est-à-dire la possibilité de disposer d’un correcteur d’assiette, c’est-à-dire de conserver un horizon artificiel et ce quelles que soient les conditions. La caméra qui se trouve sur la plate-forme aérienne n’est sensible ni aux turbulences, ni aux trépidations du moteur. Elle reste fluide au milieu de la tourmente. Même au milieu de l’orage, il faut que tout semble aisé, lisse. Et que la prouesse technique ne se devine pas à l’écran. Unifrance : parmi les oiseaux du "Peuple migrateur", quel est votre “ acteur ” préféré ? Jacques Perrin : au niveau de la grâce, certaines grues sont confondantes. Pour la performance et l’élégance, il y a les sterns qui vont du pôle nord au pôle sud et c’est une merveille. J’ai comme l’impression que les premières partitions de musique ont été écrites par des oiseaux qui savent se répondre avec leurs mélodies respectives. La danse, elle aussi, semble avoir été inventée par les oiseaux, par leurs parades nuptiales, je crois que les oiseaux nous donnent l’impression d’assister aux premiers matins du monde. Ce qui est beau avec les oiseaux, c’est qu’ils vivent en harmonie avec leur environnement naturel. En peinture, pour souligner la grâce d’un paysage, on dessine des oiseaux dans le ciel… Ce qui est magnifique avec les oiseaux, c’est qu’en les regardant vivre, vous comprenez le prix de la survie, un combat de chaque instant. Au milieu des typhons, des raz de marée, des tempêtes, et de toutes les menaces qui viennent de l’homme. Le petit oiseau qui fait 12 grammes et qu’on voit dans son jardin, on ne se rend pas compte qu’il a déjà 10 000 km dans les ailes ! Notre film ne sera pas polémique, mais les obstacles naturels et non naturels qui se dressent devant les oiseaux, nous allons les évoquer. Sans commentaire. Unifrance : le montage financier n’a pas dû être simple… Jacques Perrin : c’est toujours compliqué de produire un film, mais avec des sujets difficiles comme celui du "Peuple migrateu"r, bizarrement, c’est presque plus facile. Christophe Barratier, mon associé, et moi-même le mesurons par l’enthousiasme communicatif et fédérateur de nos partenaires. Lorsque je fais le point avec les partenaires financiers du film, je pense à Pierre Héraut de France 2, à Jean-Claude Lamy de France 3, à Jean Labadie de Bac Films, à Jean-Marc Henchoz, mon habituel coproducteur, à Denis Offroy et Nicole Hyde de Cofiloisirs, on passe plus de temps à rêver qu’à décortiquer le chapitre 4 du devis. On sait tous que c’est une aventure colossale. Et comme en montagne, on fait partie de la même cordée. On se serre les coudes. Unifrance : "Le Peuple migrateur" sortira en France en novembre 2001. Il doit déjà être prévendu dans le monde entier… Jacques Perrin : c’est le cas dans quatre pays seulement, le Japon, la Corée du Sud, l’Italie et l’Espagne. Pour le reste, je ne suis pas pressé, car je veux être sûr que le film sera sorti dans les meilleures conditions possibles. C’est un film fragile, qui peut marcher peut-être magnifiquement, mais il faut travailler sur sa différence. Imaginez que l’on dise aux gens que c’est un documentaire sur les oiseaux… Avec "Le Peuple migrateur", Michel Debats, Jean de Trégomain, le producteur exécutif et moi-même voulons explorer de nouveaux modes de promotion. Nous avons un partenariat avec le Museum d’Histoire naturelle et nous allons ensemble aller vers les milieux universitaires, vers les medias pour leur donner envie de parler non pas seulement du film, mais des évocations et des valeurs qu’il véhicule. Faire du cinéma, ce n’est pas seulement le rendre possible, le réaliser et le monter, c’est aussi le porter le plus loin possible : le présenter au public en quelque sorte. Avec "Le Peuple migrateur", je rêve d’une forme nouvelle d’exploitation. C’est un projet qui m’enthousiasme. Sur un film comme celui-là, vous rencontrez des gens extraordinaires, aussi bien pour le fabriquer que pour le promouvoir. Qui ont chacun leurs clés bien à eux pour ouvrir des portes sur le monde qui nous entoure. Et qui nous aide à redécouvrir l’âme d’enfant qui est en chacun de nous. Unifrance : pourquoi continuez-vous à mener de front la double carrière de producteur et d’acteur ? Jacques Perrin : lorsque je suis acteur, je m’évade psychiquement et moralement. Quelle que soit l’importance de mon rôle, je ressens une sorte de tranquillité. Je vais d’ailleurs tourner cet été un téléfilm produit par Dominique Antoine, au côté de Jane Birkin, que j’ai grand plaisir à retrouver, après "Oh, pardon, tu dormais ?", une fiction télévisée qu’elle avait admirablement réalisée en 1992. Unifrance : en tant que producteur, avez-vous en besace un projet de film plus traditionnel ? Jacques Perrin : oui et c’est pour la fin de cette année. Nous allons produire un film adapté d’un roman policier qui se passe aux Etats-Unis" La Piste de l’aigle", réalisé par Patrick Jamain, avec Gérard Jugnot. Propos recueillis par Véronique Bouffard copyright Lettre d''Unifrance n° 23