Elle a dix-neuf ans et elle s'appelle Rallia. Elle descend de ce car rouge et jaune, tout déglingué, qui vient de la déposer au milieu du désert de montagne, elle marche avec aisance sur la piste poussiéreuse et son visage fin et lisse ne connaît pas encore l'étuve vers laquelle elle va.
Elle a un long cou, des yeux noirs et le cheveu court, très court, ce qui n'est pas d'usage dans le coin. Non seulement la femme ne se coupe pas le cheveu, mais elle le cache. Mais cette fille vient d'ailleurs... plus loin encore que la grande ville, de l'étranger. Elle vient du pays où "les enfants mangent trois fois par jour, c'est vrai ?!!!" s'étonnera une jeune femme courbée de la montagne. D'ailleurs, elle ne vient pas de cette montagne, elle y revient.
C'est la raison de ce retour, elle veut savoir, elle veut retrouver sa famille, sa mère et son père. Elle retrouvera d'abord, vivant dans une maison délabrée de pierres et de chaume, seule au milieu du plateau et dans une fournaise accablante, son grand-père. Un petite bonhomme osseux, sec et courbé qui subsiste en vendant sur le bord de la route goudronnée, des asperges qu'il cueille sous les ronces qui écorchent ses mains.
Il ne dira rien le grand-père. Quand elle se présente à lui, elle dit : Je suis la fille de Keltoum. Il répond le regard ému, la voix mouillée : Je suis le père de Keltoum. Elle appprend qu'elle est face à son grand-père et lui face à sa petite fille, ils s'embrassent. Il fuit les questions. Rallia lui demande quand même : Où est ma mère ? Gêné, il répond sans regarder sa petite fille : Elle travaille dans la grande ville... elle vient tous les vendredis par le car. Il n'en dit pas plus et Rallia n'en demande pas plus, attendant le vendredi.
Et ce vendredi Rallia va l'attendre dans cette maison, dans ce désert "où même les reptiles on fui la dureté" avec ce vieux et son autre fille, une cinglée, la quarantaine, petite et bancale dans ses allures. Elle s'appelle Nedjma. Elle a le cheveu fou, va nu-pieds sur les pierres, et vêtue de haillons sombre de la tête jusqu'aux pieds, elle arpente la montagne suivie d'un pauvre âne qu'elle charge de jerricans d'eau qu'elle va livrer aux survivants de la montagne, des vieux qui vivent dans des gourbis éparpillés sur le plateau. C'est la seule jeune personne qui reste dans ce désert.
Les jeunes ont tous fui la misère et s'en sont allés vers les villages et les villes. Ces vieux qui restent, par couple ou seul, ne peuvent plus soulever une charge, ni porter un fardeau et attendent patiemment tous les jours le passage de Nedjma pour les aider ; à recaler un mur de pierre, à sortir un handicapé de sa chambre,etc... et l'eau. Ils attendent chacun leur jerrican d'eau bien sûr, qu'elle puise à la source. C'est des kilomètres qu'elle fait chaque jour sous la canicule.
Rallia verra. Ne dira rien. Elle portera les lourds jerricans sur ses frêles épaules. En attendant le fameux vendredi, elle vivra comme Nedjma, avec Nedjma. La gamine du faubourg devient la fille du désert. Et si Keltoum ne venait pas ? Et si le grand-père mentait ? Et si Keltoum avait abandonné son père et sa sœur Nedjma fuyant la misère, la montagne, comme elle a abandonné sa fille Rallia ?